Conférence de Paris du 8 et 9 novembre 2025

Les traités de Westphalie, ou quand la paix est une révolution

mercredi 10 décembre 2025, par Johanna Clerc

Intervention de Johanna Clerc, membre de Solidarité & Progrès, lors de la conférence organisée par S&P et l’Institut Schiller à Paris, les 8 et 9 novembre 2025.

Là d’où je viens, en Franche-Comté, dans l’est de la France, il y a une vieille expression qui dit « Cuès-te, ouaqui les Suède ! » : « Tais-toi, voici les Suédois ! ». On dit aussi « Mauvais comme un Suédois ».

Mais qui sont ces « Suédois » tant redoutés ? C’était le nom que l’on donnait aux mercenaires germaniques ou suédois, recrutés par la France pour combattre contre le Saint-Empire romain germanique (SERG) pendant la guerre de Trente Ans, de 1618 à 1648.

Cette guerre, l’une des plus atroces connues sur le continent, balaya 60 % de la population européenne. L’Allemagne paya le plus lourd tribut et en portera longtemps encore les stigmates, mais la France eut aussi ses régions-martyres, comme la Franche-Comté, l’Alsace et la Lorraine dont Callot illustra les souffrances.

Aux morts des champs de bataille, s’ajoutaient les massacres de civils commis par les soldats et les morts indirectes causées par les épidémies de peste, typhus et dysenterie que les armées amenaient avec elles, ainsi que les famines. Incendie des maisons, saccage des lieux de culte, tortures, viols, pillage étaient pratiqués par les deux camps, les armées prétendument libératrices causant parfois plus de dévastation dans les pays alliés que les soldats ennemis. Ce déchaînement de violence et de barbarie contre les civils était le résultat de la taille des armées, gigantesques pour l’époque, et du recours massif au mercenariat.

Dans une situation de crise financière où les ressources économiques sont pompées pour soutenir l’effort de guerre, la guerre appelle la guerre et devient un but en soi, par le pillage qu’elle permet. Les bandes armées incontrôlables, composées de soldats sans emploi ou de déserteurs, se multiplient, terrorisant les populations pour trouver leurs moyens de subsistance.

Comment en est-on arrivé là ?

En 1618, une grande partie de l’Europe, dont la plupart des Etats d’Allemagne et de l’est de la France actuelle, appartenait au SERG. Se voulant héritier de l’Empire romain, c’est une superstructure manipulée par une vieille oligarchie féodale, présidant à la soumission d’une myriade de micro-entités (duchés, royaumes, villes « libres », etc.), décentralisées et en conflit permanent les unes avec les autres.

La maison des Habsbourg, divisée depuis l’abdication de Charles Quint (en 1558) entre la branche d’Espagne et celle d’Autriche, s’est assuré la domination du SERG par un jeu d’alliances, de conquêtes et de corruption des princes électeurs de l’Empire. Elle se revendique garante de l’Église catholique.

Mais au cours du XVIe siècle, le protestantisme a tellement progressé en Allemagne du nord que de nombreux princes du Saint-Empire s’y sont convertis. Depuis la paix d’Augsbourg (1555), qui leur donne la liberté de choisir la religion de leurs sujets entre catholicisme et luthérianisme, et l’arrivée du calvinisme, l’autorité de l’empereur sur les composantes du Saint-Empire décline.

C’est l’avènement du nouvel empereur Ferdinand II, en 1618, qui allumera la mèche. Ce Habsbourg élevé par les Jésuites, prêt à vouer son règne à la contre-réforme catholique, devient alors roi de Bohême... le berceau du protestantisme. La révolte ne tarde pas à éclater dans ce royaume où les catholiques ne représentent que 10 % de la population !

La diète de Bohême rejette l’élection de Ferdinand au trône et désigne à sa place un prince allemand calviniste. La guerre de Trente Ans est lancée. L’extrême dureté avec laquelle Ferdinand II punit la Bohême provoque l’inquiétude chez les autres Etats protestants, qui s’allient au luthérien Christian IV, roi du Danemark, contre Ferdinand et ses alliés.

C’est alors de l’extérieur que la guerre est relancée : Gustave Adolphe, roi de Suède luthérien, lance son offensive contre Ferdinand II. Plutôt réticents au début, de plus en plus de princes allemands protestants rejoignent le camp suédois face aux dévastations causées par les armées impériales, et sous l’influence des agents de Louis XIII, roi de France, et de son ministre, le cardinal Richelieu, qui cherchent à prolonger la guerre pour affaiblir les Habsbourg.

La France, alors en train de se constituer en Etat-nation, est encerclée par les possessions de cette famille et s’attend à être attaquée dès que les Habsbourg d’Autriche ne seront plus en guerre contre les Etats protestants et pourront alors prêter main forte à leurs cousins d’Espagne. La guerre est devenue un piège auquel tous se trouvent pris, même ceux qui, comme la France, ne nourrissent aucune ambition impériale.

Ainsi, en 1635, la France ne se contente plus de financer l’effort de guerre suédois, mais décide d’entrer directement en guerre contre l’Espagne puis, fatalement, contre l’empereur Ferdinand II. Peu à peu, le camp franco-suédois prend le dessus sur le camp de Ferdinand II. Mais il faudra surtout le génie de Mazarin, en qui Richelieu a su trouver toutes les qualités de l’homme stratège, et le changement de paradigme révolutionnaire qu’il allait introduire dans les traités de Westphalie, pour sortir de ce piège tragique.

Les négociations de paix débutent en 1644 entre les représentants des catholiques basés à Osnabrück et les représentants des protestants à Münster. Pendant ces quatre longues années de négociation, ces deux petites bourgades verront défiler de nombreux diplomates venant de toutes l’Europe, amenant avec eux leur cour, mais aussi des géographes, des juristes et des montagnes de documents destinés à démontrer la légitimité de leurs revendications.

Il est communément admis que les traités de Westphalie posent les fondements juridiques des relations entre Etats-nations souverains, basés sur le principe de non-ingérence. En reconnaissant la souveraineté des pays membres du Saint-Empire, ils briseront le pouvoir de l’empereur, et donc des Habsbourg. Tout cela est vrai mais ne permet pas de saisir l’esprit qui donne toute leur puissance à ces traités...

L’on peut pourtant s’en rendre compte en les comparant au traité de paix signé la même année entre l’Espagne et les Pays-Bas. Dans le premier article de ce traité, le roi d’Espagne reconnaît que les États généraux des Pays-Bas et les provinces et pays associés sont « libres et souverains », que lui et ses successeurs n’auront jamais aucune prétention sur eux et qu’il conclut avec eux une « Paix perpétuelle ».

Le deuxième article proclame une paix « bonne, ferme, fidelle et inviolable » et que « cesseront tous actes d’hostilité ».

Puis l’article III :

« Chacun demeurera saisi et jouira effectivement des Pays, Villes, Places, Terres et Seigneuries, qu’il tient & possède à present, sans y estre troublé ny inquiété directement ny indirectement, de quelque façon que ce soit. »

La paix apparaît ici comme l’arrêt des hostilités : on laisse l’ancien ennemi tranquille. Que dit au contraire le premier article du traité de paix entre la France et le Saint-Empire ?

« Qu’il y ait une paix Chrétienne, universelle, et perpétuelle, et une amitié vraye et sincère entre la sacrée Majesté Impériale, et la sacrée Majesté très-Crétienne ; comme aussi entre tous et un chacun des Alliez, et adhérans de sadite Majesté Impériale [...] et un chacun des Alliez de sadite Majesté très-chrétienne [...] ; et que cette paix et amitié s’observe et se cultive sincèrement et sérieusement ; en sorte que les parties procurent l’utilité, l’honneur, et l’avantage l’une de l’autre ; et qu’ainsi de tous côtez on voye renaître et refleurir les biens de cette paix et de cette amitié par l’entretien sûr et réciproque d’un bon et fidèle voisinage. »

Le deuxième article proclame

« un oubli et une amnistie perpétuelle de tout ce qui a été fait depuis le commencement de ces troubles [...] ; si bien que tout ce que l’un pourroit demander et prétendre sur l’autre pour ce sujet, soit enseveli dans un éternel oubli. »

Ici, contrairement au premier traité, la paix n’est pas l’absence de conflit, mais un principe qui agit et transforme. Il s’agit d’une paix « chrétienne », bien commun qui sera construit sur les principes universels partagés par les deux religions. Le pardon permet de libérer l’avenir du mal causé dans le passé. Le traité inclut ainsi un véritable de tri des dettes, brisant le cercle infernal dette/guerre/pillage.

Mieux, plutôt que de laisser son ennemi tranquille, on va chercher à agir à son avantage ! Ainsi, l’article III interdit à chaque partie de jamais assister « les ennemis présens ou à venir de l’autre » et tous les signataires de ce traité sont « obligés de défendre et protéger toutes et chacunes des loix ou conditions de cette paix contre qui que ce soit sans distinction de religion » (article CXXIII).

Défendre le droit des autres devient une responsabilité pour chacun (en cas de différend, « tous et chacun des interessez en cette transaction sont tenus de se joindre à la partie lézée ») et il est interdit aux Etats de l’empire de « poursuivre son droit par force et par armes ».

Ces droits sont délimités collectivement par les restitutions de territoires détaillées dans le traité. Ce n’est pas seulement le rapport de force militaire qui détermine ces arbitrages, mais aussi les montagnes de documents rassemblés par les diplomates pour prouver la légitimité de leurs revendications.

Je n’ai pas aujourd’hui le temps d’entrer plus en détail à ce propos mais je conclurai qu’il est plus que jamais temps de redécouvrir, à la source, cette « paix de Westphalie » qui permit aux Européens de tourner la sanglante page des guerres de Religion... et ne vous contentez surtout pas de l’interprétation réductrice et biaisée qui en est souvent donnée par les géopoliticiens !